Comment je suis devenu un cas clinique

le 08-01-2019

Comment je suis devenu un cas clinique : le récit d’un patient, fils de dentiste.

Ce matin, en sortant de chez moi, je sentis que quelque chose avait changé. Irrémédiablement, j’avais basculé de l’autre côté. J’étais un homme à 29 dents.
À peu près au milieu de mon quadrant inférieur droit, là où, il y a encore quelques heures, siégeait, trônait, fière, dans toute sa force et sa dignité régaliennes (car enfin on parle bien de couronnes) ma fidèle et dévouée première molaire, je trouvai ce matin un vide, un trou, un abysse presque.

Closeup teeth, dental health care clinic with missing tooth

Une pauvre alvéole dérisoire, au centre d’une gencive hagarde, stupéfaite, ne comprenant pas bien ce qui s’était passé et se demandant comment elle va pouvoir se reconstruire.

C’est alors que me sont revenues ces images de mon enfance. Cette revue de papier glacé que mon père recevait à la maison quand j’étais enfant. Je feuilletais ces pages, sachant que j’allais y trouver des images indicibles d’horreur. De l’os exposé, de la gencive sanguinolente, des dents usées cassées jaunies fendues ou tout simplement manquant à l’appel.

Je me faisais peur volontairement, comme, enfant, on aime se faire peur avec des histoires de vampires et de loups-garous le soir en colonie de vacances. Je testais mes propres limites (en général je n’avais pas à aller très loin pour les trouver).

J’étais devenu un “cas clinique” de l’information dentaire.

Avant du côté des dentistes, ces praticiens de la réparation, ces préveneurs, riant des recommandations parentales sur le bruxisme et le nettoyage interdentaire, me pensant dentairement invincible, comme supérieur; j’étais maintenant résolument passé du côté des patients. Odontologiquement inférieur, diminué, déficient. Quelle honte, quel réveil difficile dans la réalité de ma totale vulnérabilité.

Et cette redoutable alvéole qui maintenant hante mes nuits. Et mes jours aussi d’ailleurs.
Ô cruelle et résonante alvéole ! Quand te reconstruiras-tu ? Quand laisseras-tu Dame Gencive, cette ouvrière dévouée, couvrir de sa douce muqueuse ce gouffre indigne ?

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